mardi 27 juillet 2010

1.000 bornes

Trois jours.
C'est le temps qu'il m'a fallu pour envisager de pouvoir mettre par écrit ce voyage infernal.
Je suis rentrée jeudi. J'ai dû m'y reprendre 3 fois pour terminer.

Je passe sur la fin de mon séjour chez la mère de Sophie, j'aurai sûrement l'occasion d'en reparler. Sautons directement à jeudi matin, 2h26, je me réveille. Mon sac est déjà dans la voiture, le plein est fait, les filles m'attendent à la maison.
J'ai recopié l'itinéraire de retour, parce qu'il me manque presque 50 euros pour prendre l'autoroute tout du long comme à l'aller : 25 que je préfère garder pour l'essence, au cas où, et 20 qui ont "disparu"... Je prévois donc de passer par la nationale, ça devrait me rajouter deux heures de route mais bon, rien d'insupportable.

3h du matin, je démarre, il pleut. Pas cool, depuis que Maxence a cassé la manette des essuie-glaces, je galère à les lancer.
Et voilà un rond-point tout à coup qui surgit de nulle part dans le noir, je freine et dérape, j'embrasse la bordure du terre-plein. Aucun panneau, pas de lumières... je râle, lâche : "Ça commence bien !!" Prémonition ?

Autoroute en version gratuite, il pleut de plus en plus, j'ai 25 euros devant moi "au cas où", je décide de les utiliser pour aller jusqu'à Dijon. J'ai mis mon sac sur le siège passager, et pour me tenir compagnie je lui parle comme à un auto-stoppeur. On roule à 100 à peine, la pluie tombe maintenant en rideau, heureusement il n'y a presque pas de camions à dépasser. Je suis étonnée par le nombre de voitures qui roulent à cette heure, souvent vite... La région est truffée de radars, et les coups de frein devant moi sont réguliers : je me concentre. Du coup, ça fait à peine 2h que je roule, et la fatigue est déjà là. Je m'arrête pour dormir, quelques km avant la sortie : il est 5h45.

7h : des hollandais se disputent juste devant mon capot, ça me réveille brutalement, de mauvaise humeur. Il pleut toujours aussi fort, du coup je repars de suite. Péage, il y a de plus en plus de voitures, petit embouteillage. Douze euros cinquante. Je me plains à mon sac.
Première nationale. La route des vins, ce serait plutôt sympa sans cette pluie qui commence à me taper sur les nerfs, et les traversées de villages à 50 km/h. En réalité, avec les feux et les piétons qui traversent en permanence devant moi (je me bagarre toujours avec mes idées parano...) je ne dépasse pas 35 km/h.
Tout à coup, un abruti sort d'un parking et fonce sur ma portière droite, je l'évite de très peu. Il me faudra plusieurs minutes pour retrouver mon calme, Monsieur Sac n'avait pas sa ceinture, il commence à descendre sous la boîte à gants.

Les villages défilent, le compteur s'enroule autour de ses kilomètres, Beaune, 22.625, Châlon, 666, Tournus, 685, Mâcon, 717... Il est plus de 9h, et je n'ai même pas fait 100 bornes, misère ! Je dois faire le plein, et pipi aussi. Villefranche enfin, je sors, m'arrête au premier centre commercial. Il est onze heures moins le quart. Avec l'autoroute, je serais sans doute déjà en Languedoc. Mon sac me conseille de penser à autre chose. Oui, depuis quelques dizaines de km, il s'est mis à me répondre.
30 euros de gazole, toilettes, un petit tour à Auchan pour acheter de quoi manger, parce que finalement, j'ai peur de ne pas être à la maison pour déjeuner. Hum. Heureusement, il y a le rayon discount : 2 gâteaux industriels, 3 bonbons, et une bouteille de Yop plus tard, il me reste 84 centimes en tout et pour tout. Pas de cabine téléphonique pour appeler mes filles, je reprends la route en serrant les dents.

11h et demie, nouvel arrêt : "Oui, je suis sur la route, ben c'est un peu dur mais ne t'en fais pas, je suis à 80 bornes de Lyon, j'arrive d'ici 4 ou 5 h je pense, oui oui, ça va, t'en fais pas, vraiment... Dis, tu crois que Kathy à Montpellier pourrait me prêter 10 eur..." Ça a coupé. Je rappelle, c'est le répondeur. Tant pis. Il faut que je me concentre : ne pas louper l'A46, gratuite, qui me fera contourner Lyon, jusqu'à Vienne.
Évidemment, je me perds, me retrouve en centre-ville, avec des directions qui auraient aussi bien pu être rédigées en russe ou en chinois... Après une demi-heure de colère noire, de demi-tours, de feux, de stops et de crises de nerfs, je m'engouffre sur l'autoroute vers Marseille, tant pis si elle est payante, j'ai juste envie de hurler que JE M'EN FOUUUUS !
Tunnel de Fourvière. Embouteillage. Automobilistes apparemment lobotomisés qui déboulent de partout, coupent ma voie, me collent aux fesses, klaxonnent, disparaissent... Je serre les dents. Péage de Vienne, "section à péage", je dois sortir. Je pleure doucement, m'engage dans le premier rond-point.

De longues parties à 2 voies, pour dépasser, et puis ces traversées désespérantes à 30km/h. Le soleil est de plus en plus chaud maintenant, je regretterais presque la pluie. Et la litanie reprend, 22.828, Valence, 22.900. Un camion polonais joue au con devant moi, il accélère en zigzaguant sur les double-voies, et roule à 30 quand la ligne continue me bloque derrière lui. Ça dure depuis une bonne cinquantaine de km, quand j'arrive enfin à le feinter, sur des zébras. Ouf ! Je n'en pouvais plus, de son petit manège.
Village suivant, panneau de limitation, je rétrograde, ralentis, jette un oeil au rétro... Mais ?! Qu'est-ce qu'il fout cet abruti ?
Je n'arriverai pas à raconter en étant spirituelle, ou agréable à lire. Je tremble encore quand j'y pense. Ce crétin m'a tout simplement poussée, sur une bonne centaine de mètres, avant que j'arrive à me dégager en accélérant à fond pour me réfugier sur le trottoir. Il a traversé le village à fond de train, des gens se sont lancés à sa poursuite mais ils sont revenus, disant qu'il les avait menacés avec une barre de fer, à son volant. D'autres ont prévenu les gendarmes, qui ont débarqué très vite, enfin je crois, j'étais dans une sorte de stupeur où je ne savais plus vraiment ce qui se passait autour de moi.

C'était un camion polonais, il paraît que porter plainte n'aurait pas servi à grand-chose. Je suis donc repartie. Jusqu'à Montélimar, quelques dizaines de km plus loin, j'ai répété en boucle à Monsieur Sac : "ne pas passer par Orange ni Avignon, ça fait un détour, ne pas passer par..." Des ronds-points, des feux, des zones commerciales, des feux, il me semblait ne plus voir que ça, ça me donnait envie de vomir. Panneaux verts, Orange Avignon Nîmes, panneaux, feux, ronds-points, Orange Avignon Nîmes... Le soleil, les panneaux, les ronds-points, "ne pas passer par Orange ni Avignon", et ces camions que je ne voyais plus, que je ne voulais plus voir, terrorisée, je roulais à des km derrière pour ne pas les doubler.
Des gendarmes ont fini par m'arrêter. Contrôle des papiers, ça va Madame, oui oui, j'ai eu... un petit ennui... vers Valence... Je pleure, encore, j'essaie d'expliquer malgré tout. J'aperçois le plus jeune qui s'éloigne, parle à sa radio. Il revient, pose sa main sur mon épaule et j'ai juste envie de le mordre furieusement, NE ME TOUCHE PAS ! "Vous devriez peut-être appeler quelqu'un, pour venir vous chercher.. Vous n'êtes peut-être pas en état de rouler..." Merci mais je veux juste rentrer chez moi. Vite. S'il vous plaît.
Et je repars. Il doit être 15h environ, je suis une voiture avec un beau jeune homme qui me fait des clins d'oeil dans son rétro extérieur. 84, Vaucluse, ah non mon petit, je ne veux pas aller à Avignon, ni à Orange... Tout à coup, dans le rond-point, il tourne encore, revient sur ses pas. Surprise, abrutie de fatigue, je fais pareil, mais le laisse partir tout seul. Que se passe-t-il ? Sur les panneaux, on ne lit plus que "Orange" maintenant, plus de Nîmes. Encore 15 km pour m'en convaincre, Mondragon, et je fais demi-tour moi aussi, jusqu'à La Palud. Un coup d'oeil à la jauge, ça commence à bien faire ces histoires, il ne me reste plus qu'un tiers de réservoir, pourvu que je ne me perde plus... A la Maison des Régions, le plan sommaire me renvoie sur Pont-Saint-Esprit, à droite.
Revoilà la pluie, revoilà mes larmes, je me mets à hurler, toute seule avec mon sac, je me cogne la tête sur la portière, espérant me réveiller, c'est un cauchemar, je ne suis pas encore partie en fait, si je me cogne assez fort sur le radiateur près de mon lit je vais me réveiller !! Je vais finir par me réveiller...

J'ai échangé les camions contre les touristes, une file désespérante qui serpente sous les platanes à 40km/h... Au loin, devant, une estafette de la gendarmerie tourne le remake des Louis de Funès, elle coince tout le monde à une allure d'escargot, et je continue à hurler ma rage par les vitres grandes ouvertes. Bagnols-sur Cèze, la ville entière est en travaux. Tresques, Connaux, ah oui, c'est exactement ça, tous des CONNEAUX !! Pouzilhac, le joli château me calme un peu, allez, je reviendrai le visiter avec les enfants, allez, ça va aller ... Regarde, Monsieur Sac, Remoulins, le Pont-du-Gard, on arrive, on y est presque, regarde Monsieur, il y a même marqué Montpellier !

Nîmes. Il est presque 17h. Je me perds, encore, manque traverser le centre-ville, retrouve de justesse les boulevards extérieurs, vers le sud. Zones commerciales, des feux. Une dame frisée s'immobilise à mon niveau, côté passager, me fait signe de baisser la vitre. Son fils est presque sorti par sa vitre, il crie : "Madame ! Eh ! Madame !" en gesticulant. Je ne comprends rien. Enfin, me montrant mon pneu arrière, elle me dit qu'il est crevé. Bravo. La totale. Je n'ai pas de roue de secours.

2 km plus loin, Massa Pneus, sur le côté. Je me gare sur le parking. Je suis incapable de descendre de cette voiture. Monsieur Sac me prend dans ses bras, me tape sur l'épaule, me murmure que ça va aller. Je descends enfin, et suis prise de tremblements. 14 heures que je suis au volant. Je ne sais pas comment j'ai pu aller jusqu'à l'accueil.
"Bonjour Madame, j'ai un problème, j'ai crevé un pneu, je n'ai pas d'argent, est-ce que je peux vous laisser ma pièce d'identité en caution et revenir vous payer demain ?" Elle repêche chacun de mes mots dans le flot de larmes qui les accompagne, les assemble, hésite. Refuse.
Un peu plus loin, Feu Vert. "Bonjour Madame, j'ai un problème, j'ai crevé un pneu, je n'ai pas d'argent, est-ce que je peux ..." Mes larmes la noient, elle y oppose au plus vite un barrage épais : "Il vous faut voir ça avec Samuel !" J'avance comme une automate vers l'atelier, ressors mon discours. Il réfléchit, et me demande : "Vous avez roulé dessus, le pneu crevé ?" Ah non je me suis trompée, il ne réfléchissait pas, apparemment... Je me retiens de répondre : "Non non, j'ai pris la voiture sous mon bras, bien sûr..." Il rajoute : "Il va falloir changer les 2 pneus vous savez..." Oui, je sais que tu vas profiter de la situation, c'est juste pour ça que je ne vais jamais chez Feu Vert, d'habitude... "Et j'espère que vous n'êtes pas pressée, parce que je ne peux pas vous faire ça avant 19h !"

Je gare la voiture devant l'atelier, leur donne les clés, rappelle les filles, qui sont catastrophées au bout du fil, et veulent me rejoindre. Puis je me réfugie dans les toilettes du Carrefour d'à côté, évacue 10 litres au moins, en bois autant au robinet. Je m'assois dix minutes au milieu de la galerie, compte 6 caddies, et retourne devant l'atelier. La voiture est sur le pont, mais personne n'y travaille. Personne ne travaille nulle part d'ailleurs, ils partent tous les uns après les autres, et moi j'attends. Enfin, un apprenti s'approche, démonte et remonte les pneus en quelques minutes, descend la voiture. Je récupère les clés, rappelle les filles, et je m'enfuis, une facture de 80 euros danse devant mes yeux.

Lunel, Montpellier. Je galère encore pour retrouver le sud, savoure 14 km d'autoroute gratuite. Le soleil se couche, et bien sûr je le prends en pleine poire. Encore quelques voitures devant moi qui roulent à 70, je piaffe, double en faisant hurler mes vitesses. Fabrègues, Gigean, Fête de l'Âne dimanche, tiens, on pourrait y emmener le petit. Loupian, Mèze, mais bon sang, elle est où cette putain d'A75 ??! Nous ne sommes plus que deux sur la route, devant, un monospace qui semble aussi soulagé que moi d'être débarrassé de la mamie escargot de Montagnac.
Non. Je ferme les yeux, respire un grand coup. Il ralentit aux lignes continues, accélère aux zones de dépassement. Je sens la panique qui monte, pas maintenant, ne pas y repenser maintenant ! Et tout à coup, on tombe à 50km/h, puis 40... Je vais exploser ! L'autoroute est à deux ronds-points de là, je grimpe sur le premier pour dépasser le monospace, j'escalade le deuxième pour contourner la voiture sans permis, je m'engouffre sur l'autoroute, je me rends compte que je suis en train de hurler. Encore, encore, sans fin, je fonce à 130 km/h et je crie à me casser la voix. Neuf kilomètres. Je suis à neuf kilomètres de chez moi. Chez moi.

Il est 21h30 quand j'arrive. J'ai parcouru 1.000 kilomètres. En parlant à un sac.

4 commentaires:

Mî a dit…

Argh.. dur.. Mais quel style ! je l'ai lu comme un roman !! Chapeau bas Madame !

lolodelanormandie a dit…

t'es arrivée ! c'est l'essentiel ! et je remercie du fond du coeur le sac qui t'a accompagnée pendant ton calvaire !

lorys03 a dit…

à Mî : merci, même si mon but premier était surtout de mettre de la distance entre cette horreur et moi ;o)

à lolo : ah vi, l'essentiel est que je puisse me dire, aujourd'hui : "Mais tu y es arrivée ??! Incroyable !! Comment t'as fait ?"
D'autre part, Monsieur Sac est désormais sur la liste des nominations pour la Médaille du Meilleur Compagnon de Route...

Anonyme a dit…

J'aimerai pouvoir faire de si beaux articles, récolter ce genre de commentaires et ainsi me délester de cette souffrance qui me ronge.. j'ai essayé, tu as du le voir, mais ce n'est en rien égal à ton style maman..