jeudi 31 octobre 2013

Conques, nourrices et phlyctène (part 2)


Comme toujours, et de plus en plus, tout dépend de la façon dont tu considères les choses.

Tu peux choisir de ne voir que le pire... présent ou à venir.
Tu peux décider que ta vie, finalement, est plutôt jolie.
Tu peux imaginer tout et son contraire, tu peux t'angoisser à l'avance, ou simplement sourire.

A la fin de mon premier contrat, en septembre, j'ai été prolongée jusqu'à aujourd'hui. Et puis encore, jusqu'au 17 novembre prochain. 

J'ai battu mon record personnel, en repassant et pliant 44 draps en 44 minutes.

Mon fils quitte ses employeurs incompétents : mais c'est lui qui est déclaré inapte... Méandres des procédures légales. 

Il est 9h du matin, je rentre. La rue est vide et silencieuse, les travailleurs sont au travail, les écoliers à l'école, les vieux vieillissent. Je travaille à nouveau ce soir, je m'endors à 13h. Qui a programmé le jardinier pour la haie d'en face, aujourd'hui, de 15h à 15h23 ? Je rêve de tronçonneuse qui tronçonnerait un trou... plus bas... là... Il est vraiment parti ? Je ne me rendors pas.

Clash à Londres, y a du retour dans l'air. A 22 ans est-ce qu'on a le droit de savoir précisément ce qu'on veut ? Elle se bat depuis si longtemps. Keep smiling.

Mon petit-fils a eu 5 ans. Le matin de sa fête, j'ai manqué les 6 dernières marches de l'escalier. L'avantage des bourrelets, c'est que ça amortit les atterrissages. Et j'étais déjà fêlée...

Argent, toujours : pour louer désormais, il faut passer les 3.000 euros mensuels, bosser depuis 5 ans, et présenter 2 garants. Ou accepter le trou à rats minuscule - bonus voisins compris - qui ne te bouffera pas les 2/3 de tes revenus. Parce que tu as la prétention insensée de vouloir travailler. Ma grande commence à désespérer. 

Quels mots traduiraient correctement, sans froisser, mon besoin vital de repli et de silence, entre deux nuits au travail ?  Depuis 40 jours, mon temps n'est plus le vôtre, je ne vous oublie pas pour autant. Je pars à 21h et je rentre à 9h. Sans avoir dormi. C'est mon choix.

Tout dépend de ton côté de la lorgnette.

Chaque nuit : 9 conques XXL de vêtements et linge de maison à laver, sécher, repasser, plier. Une cinquantaine de draps à empiler. Et 3 nourrices à remplir : café, lait, eau chaude. 10 tiroirs en métal : biscottes, croissants, confitures, sucre, beurre, miel et gâteaux ; tasses, couverts, sacs poubelle, verres ; couper le pain ; sortir le chariot. Pousser 52 portes, respirations suspendues, 20 protections à changer, 2 tournées dans la nuit. Relever ceux qui tombent, consoler ceux qui pleurent. Apaiser ces peaux qui tremblent de froid, de peur. Chaque matin 5 toilettes qui s'enchaînent au pas de course. De la peau, encore, des mots. Des sourires. "Je suis morte ?" me demande-t-elle chaque fois, en ouvrant les yeux. Je ne sais pas.

mercredi 2 octobre 2013

Tas, bassines et piles

J'aime bien ce boulot.
Et je le déteste aussi.

Le soir, à 21h30, j'enfile une blouse et un pantalon, et j'entre dans le four.
Malgré la fenêtre grande ouverte sur la nuit, la température de la pièce me saute à la gorge chaque fois.

C. est devant sa grande table, elle a commencé deux heures avant moi. Elle se retourne, sourit, c'est comme deux bras douillets et réconfortants qui m'enveloppent.

Me voilà devant la calandreuse et son rouleau qui ronronne, brûlant. A mes pieds, une, souvent deux bassines débordent de draps, blancs sur le plastique sombre.
La planche à repasser, immense, est un rempart dans mon dos : l'énorme réservoir de la centrale vapeur dort encore, je la brancherai tout à l'heure.

C'est parti.
J'attrape un drap, le plie en deux dans la longueur, et encore en deux. Mes bras se lèvent, s'écartent, se rabattent, je ne sens plus le tiraillement des premières fois : j'ai pris du muscle. Les doigts à l'abri des coins à peine repliés, je pousse le mille-feuilles de tissu sous la presse brûlante qui roule.
La première nuit, elle m'a terrorisée. Je l'imaginais avalant mes doigts, m'aspirant toute entière, je me voyais ressortir, plate et rouge, hurlant de douleur.
Aujourd'hui, elle grogne à peine quand le sandwich est un peu trop épais, et les draps roulent à la chaîne, un qui sort, un qui rentre, un que je plie, un qui sort... Je me brûle la pulpe des doigts chaque fois, mais c'est le prix à payer pour terminer à temps.
Sur la table à repasser, un mouvement ample pour redéployer le fantôme empêtré : et je replie, une fois vers le haut, une autre, une fois à droite, une dernière fois en haut. J'aime la main à plat pour effacer les derniers plis. J'aime les coins nets et le paquet compact que je dépose au bout de ma table. J'aime la pile qui monte, lentement, régulièrement, ses angles doux et ses lignes pures.
6 draps repassés, une petite promenade pour me dégourdir les jambes : je pose ma minipile tout en haut du rayonnage. On doit les compter, les noter sur le classeur. Chaque soir j'en dépose une bonne cinquantaine. La troisième nuit, je suis allée jusqu'à 63.

A 23h, j'attaque le repassage au fer. Les chemises, les pantalons, les robes, les tee-shirts des résidents. Les blouses et pantalons du personnel. Quelques mouchoirs, serviettes de table. C. continue à plier, encore, encore, des bassines entières de serviettes éponge, culottes, chemises de nuit, des chaussettes, des gants, des tabliers... Les casiers, vides à notre arrivée, se remplissent. Nous parlons, un peu, nous rions. La nuit s'enroule sur elle-même, dans un silence apaisant, étouffant le bruit obsédant des machines qui tournent et sifflent.
Et puis je pousse la table dans son coin. Un coup de balai, le filtre du sèche-linge à nettoyer... Il est minuit, c'est l'heure des changes. Je serre les dents : si je pouvais y échapper...

4 couloirs, 52 chambres, 63 résidents.
Pousser la porte, longer la salle de bains, m'approcher sans bruit du lit. Vérifier que son occupant respire.
Le premier soir, j'ai un peu triché. Ça me faisait peur, ces corps endormis, ces râles, ces odeurs fortes de fin de vie, pas très confortables. Je restais au bout du couloir, je guettais les draps pour les voir se soulever, et je battais en retraite le plus vite possible.
Et quelqu'un est mort. C'est ma collègue qui l'a découvert.
Depuis, je rentre, je m'approche, j'attends. 
Je voudrais ne pas avoir à faire ça.

Certains résidents doivent être changés.
C'est encore pire.
Entrer en allumant le plafonnier, hurler presque qui on est, et enlever les draps et couvertures... parfois ça ne les réveille même pas, et ils sursautent quand tout à coup 4 mains se posent sur leur corps exposé, nu, tremblant autant de peur que de froid.
Souvent il faut changer le drap, trempé. On essaie de limiter au maximum les manipulations, le bruit, le temps passé. Mais tout de même, quelle agression !

Et puis il y a les nuits-caca. Celles où les protections fuient. Où les couches sont visitées, baissées, arrachées... Les ongles souillés, les chemises de nuit et tee-shirts saccagés, les draps, couvertures, dessus de lit... Tout enlever, tout nettoyer, tout remplacer par du propre, du net : des fois, les draps sont encore chauds de leur repassage.

Il faut faire vite. Mes gestes se sont faits de plus en plus efficaces et précis au cours des nuits. Je tiens pourtant à la dimension humaine de mon travail : ces corps que je retourne, ces peaux que je nettoie, ces membres que je déplie, doucement, précautionneusement, ce sont des personnes, des vies, ils entendent, ils voient, ils sentent. Ils ressentent. 
Au début, C. semblait agacée de mes précautions, de ma lenteur apparente. Mais les nuits se sont adoucies, visiblement : "mes" résidents, enveloppés d'humanité, ont traversé les heures plus sereinement, il y a beaucoup moins de hurlements, de cauchemars, de sonnettes... 

Nous descendons en cuisine, préparer le chariot du petit déjeuner. Nouvel enchaînement de gestes mécaniques, petite musique bien réglée, minutée : bols, biscottes, beurre et confitures, les verres, les serviettes, couper le pain, verser l'eau chaude. 
Juste avant, j'ai traversé la pelouse pour jeter la poubelle, la lune fraîche sur l'herbe mouillée, l'air immense, libre, que j'ai respiré en force, mes cheveux trempés que j'ai recoiffés, ma blouse humide qui m'a fait frissonner, un peu.
C'est bientôt fini. 

Une heure de pause, si on s'est bien débrouillé même un peu plus. Transmissions écrites, on bavarde un peu plus, on s'allonge. L'oreiller est frais et moelleux. Difficile de m'endormir vraiment, je poursuis mes idées ici et là.

4h. Que c'est dur. Comme chaque fois, je promets de ne plus me laisser avoir, de rester éveillée, assise, en activité. Je me sens rouillée. Cassée.
Pourtant il faut repartir dans les chambres, guetter les souffles, changer les couches énormes, chargées, puantes. Cette fois le sac poubelle est lourd sur le trajet, l'air est froid, hostile. 
5 heures et demie, nouveau tour en cuisine : le café passe, le lait bout. Le chariot peine à entrer dans l'ascenseur.

Et il est déjà 6h. Nouveau chargement sur mon chariot, je suis seule désormais, j'ai 6 toilettes à  faire. 
Une douche, B. a 60 ans, et le QI d'une enfant de 4 ans, qui râle parce que je la lève, et qui voudrait bien jouer avant le petit déjeuner. Pas le temps.
Une toilette au lit, Mme E. n'a plus qu'une jambe, au pied coupé à moitié, elle est obèse et très angoissée, je dois respecter les rituels à la lettre, sous peine de devoir passer une heure dans sa chambre. Pas le temps, pourtant.
Et une petite mamie, complètement désorientée, ses questions me font de la peine, "je dois avoir 80 ans ? je crois que ma fille est morte... Où est maman ? pourquoi cette dame dort dans ma maison, qu'elle parte dans sa chambre !" Elle se laisse faire, docile, je l'habille et la conduit dans le hall, elle me supplie : "Vous allez revenir me chercher ?" Non. Je n'ai pas le temps.
Je fonce à nouveau au premier étage, avec un peu de chance je doublerai le chariot du p'tit déj, et je pourrai faire tout de suite le lit de cette dame si élégante, qui se prépare seule. Je dois juste vérifier qu'elle s'est levée et habillée. "Vous avez bien dormi ? Bonne journée !"
Madame J. m'accueille avec la joie d'un chiot frétillant, défaillant de bonheur. Elle parle, parle, parle encore, pendant que je la lave, assise sur les toilettes. Aujourd'hui, elle n'a pas sali le lit. Mais mettre son dentier la fait vomir, et je suis au bord de l'écoeurement moi aussi, lorsqu'il me faut récupérer l'objet du délit qui flotte dans la bassine. Il est 8h, vite vite, je n'ai pas le temps. Elle pleure chaque fois que je quitte sa chambre.

Et puis il y a Mme R. 
Le premier matin, déjà très juste sur mon planning, j'ai été dépassée par son corps crispé, recroquevillé avec acharnement. Je me suis battue avec sa chair dure, ses doigts crochus, son regard noir. Je lui ai enfilé une robe, l'ai posée dans son fauteuil, attachée... J'ai regretté la robe à peine passé la porte du couloir. Mais j'étais en retard, pas le temps de recommencer.
Le lendemain, j'avais décidé de lui faire sa toilette au lit. Je suis arrivée dans sa chambre à l'heure où j'aurais dû partir : elle était installée dans son fauteuil, trempée, les restes de petit déjeuner coulant sur son menton et sa chemise.
Le combat a été plus rude encore que la veille, elle a jeté toutes ses pauvres forces dans la bataille, pour résister encore et encore à chacune de mes tentatives. La déshabiller, la laver, la sécher.. la remonter sur le lit où notre corps-à-corps l'avait jetée de travers, attacher correctement la protection, enfiler le pantalon, plus pratique que la robe... mais si difficile à remonter.
A 9 heures et demie, il me restait à lui enfiler ses chaussures. Et mes yeux sont tombés sur les bas de contention, flambant neufs sur la table de nuit. Je les avais oubliés la veille, pas question de les zapper cette fois.

La nuit avait été interminable. Je n'avais pas encore pris le rythme, et j'étais épuisée. Je n'avais pas eu le temps de manger la veille. Et je travaillais depuis 12 heures d'affilée.
Quand la kiné est entrée dans la chambre, et m'a vue accroupie par terre, au pied du lit, les larmes aux yeux, elle a cru que j'étais tombée. Mes sanglots, libérés, ont couvert mes explications décousues. Elle a enfilé les bas à Mme R., l'a transférée sur son fauteuil, et m'a serrée dans ses bras, très vite, très fort. J'ai fait rouler le fauteuil jusqu'au hall, débordante, perdue, j'ai répondu à ceux, celles qui me croisaient, et je me suis enfuie.
Le lendemain, Mme R. n'était plus sur mon planning de toilettes. 
Quatre jours plus tard, elle mourait.