mardi 28 avril 2020

Je n'ai pas peur


Cette nuit-là, dans le couloir immense du service de réanimation où ils t'avaient transféré, j'attendais qu'on me donne de tes nouvelles. Mais au fond de moi je savais.

J'avais passé l'après-midi dans cette voiture où les passagers, co-voitureurs comme moi, et le conducteur alternaient les messages de compassion et les récits terrifiants à base de "Moi mon grand-père..." et "Moi, le père de ma belle-mère..."
J'avais écouté ma mère se plaindre au téléphone qu'on accordait trop d'attention à son ex-mari, notre père, cette serpillière, cet idiot, qui lui avait gâché sa vie.
J'ai rejoint ma sœur sur cette aire d'autoroute, un peu avant Bordeaux. Elle fumait, elle avait bu un café en m'attendant. Elle m'a répété sa journée, tous ses coups de fil, et surtout le dernier, celui de la chef du service où tu attendais depuis le matin. Opération inévitable, mais... 
Elle n'a pas pleuré, et moi non plus. Les larmes attirent le chagrin.Nous avons fait le trajet jusqu'à l'hôpital, dans les embouteillages de 18h, et c'était comme traverser un océan instable, perchées tout au bout à l'avant et cramponnées au bastingage, les dents serrées, le cœur cadenassé.
Se garer, trouver l'entrée des urgences, se présenter, attendre dans cette toute petite salle tout au bout du couloir... Tu étais là, tout près, je te sentais presque respirer et moi j'étouffais. L'anesthésiste est arrivée, je crois qu'elle était anesthésiste : je n'ai retenu que ses mots, glaçants, tranchants. Elle découpait ta vie en un puzzle incompréhensible, je refusais de te voir dans ce miroir brisé, dans ces mots qui me blessaient  "opération risquée... cœur fragile... supporter l'anesthésie... des antécédents... ne pas se réveiller... " 
Et puis, dans ce vacarme sans fin, ce silence, immense, ce non-sens : "Je voudrais être bien sûre que vous comprenez, c'est peut-être, c'est sans doute, la dernière fois que vous le verrez." Comment, pourquoi nous avons tenu bon en entendant ça ? Deux ans après je ne sais toujours pas. Elle est partie,  ma sœur a eu le temps de fumer plusieurs cigarettes, elle a appelé son mari et nous avons appelé "les grands", les 2 aînés. Pour qu'ils soient là eux aussi un peu avec nous.
Enfin, les grandes portes se sont entr'ouvertes, la salle de pré-op était gigantesque, un hangar, une dizaine de brancards garés là dans tous les sens, une armée impressionnante de gens en blouse, surchaussure et calotte, j'ai pensé affolée : "Mais nous on n'est pas protégé, on va faire rentrer plein de microbes !!" et déjà le courant d'air nous avait emportées près de toi.
Sans réfléchir nous nous sommes retrouvées de chaque côté, c'était bon d'être tous les trois, de t'enlacer, de t'enfermer entre nos bras et nos corps penchés sur toi. Oh, tu semblais si fragile sous ton pauvre drap, papa ! Tes cheveux, tes yeux, ta bouche sans dentier : chaque détail est gravé au plus profond de ma mémoire. Tu n'étais qu'un enfant apeuré, perdu dans une aventure trop grande pour lui. 
Qu'est-ce que nous t'avons dit ? Je ne sais plus vraiment, seulement que nous voulions te ramener à Saint-André, et tu as dit "Mais je suis tout nu !" et nous avons ri de bon coeur, sans retenue : dans cette salle bruyante et froide, c'était un peu de soleil couchant qui flamboyait. Oui, je me souviens de ton rire, le dernier, et de ton soupir, "Vous êtes folles mes filles ! Vous êtes folles..." Dans tes yeux bleus à ce moment précis, j'ai revu mon enfance auprès de toi, et ce grain de folie que toi seul savais faire pétiller.
Pascale a appelé ta femme, tu l'avais quittée la veille pour de simples examens... Tu lui as dit : "N'aie pas peur..." mais quand tu as raccroché tu pleurais. Alors j'ai pensé que c'est çui qui dit qui est, j'ai essuyé tes larmes en t'embrassant, encore, j'ai serré ta main aussi fort que j'ai pu. Quelqu'un est venu nous dire que tu devais y aller maintenant. Nous nous sommes quittés en te promettant de retrouver ton pantalon, pour te ramener chez toi, et tes yeux ne nous ont pas lâchées, jusqu'à ce que le battant de la porte se referme sur ton brancard.
A partir de là le temps s'est étiré en un long ruban sans fin, dentelle délicate où j'avançais sans peser, priant je ne sais qui ou quoi, observant sans le déchiffrer ce monde qui continuait de tourner sans toi. Tu étais parti et je ne savais pas quoi faire de moi. Plus tard, je réaliserai à quel point tout ça me terrifiait : j'étais revenue au bord de ce précipice familier, et ta chute entraînait la terre sous mes pieds.
Les heures se sont enchaînées. J'ai suivi ma sœur, qui a beaucoup téléphoné, beaucoup fumé, un peu parlé. Nous avons échoué dans un Macdo sans réel appétit, sans doute rassurées par les odeurs - doudou olfactif qui permet de ne pas réfléchir... Et nous sommes revenues à 23h à l'hôpital. Personne ne savait où tu étais. Salle d'opération ? Salle de réveil ? Dans un service quelconque ? On a fini par te pister en réanimation. Trois longues heures d'attente, sans plus d'infos que "Oui il est sorti de la salle d'opération." 
Vers 2h du matin, la même anesthésiste que la veille et un infirmier nous ont fait asseoir dans une petite pièce, cachée à l'intérieur d'une salle d'attente. Je me souviens du petit panneau sur la porte, "Réservé aux familles"... Quelles familles ? Quel panneau bizarre ! Je me souviens de la fontaine dans l'angle, je me souviens des 5 chaises posées en rond. Je me souviens avoir pris la main de ma sœur, parce que je savais déjà ce qu'on allait entendre. Et je me souviens exactement des mots qu'elle a prononcés. Problème dès l'anesthésie. Pas supporté. Pas opéré. Il s'en va. Il file, nous n'arrivons pas à le rattraper.
Et puis elle nous a fixées, l'une après l'autre. Elle a dû comprendre que j'avais compris. Elle s'est concentrée sur ma sœur, s'est penchée vers elle et lui a dit doucement : "Le pronostic vital est très, très, très, très engagé..." et chacun de ses Très étaient un clou qu'elle enfonçait toujours plus profondément.
Nous t'avons revu peu après. Ton visage était crispé et boursouflé, tes yeux fermés, tes cheveux collés sur ton front trempé. Ta bouche déformée par le respirateur grimaçait. Stupéfaite, j'ai à peine réussi à balbutier qu'enfin, tu allais retrouver ta chère maman, que j'en étais heureuse pour toi. Je ne pouvais pas t'embrasser, ce n'était pas toi. Mais j'ai entendu ma sœur te hurler : "Mais qu'est-ce que t'as foutu ? Tu vas te battre tu m'entends ? Tu vas les laisser te rattraper et tu vas te battre putain !!" C'est à ce moment-là que nos chagrins et nos peurs se sont séparés. Je l'ai regardée suivre son propre chemin et s'enfoncer dans la forêt sombre du deuil, sans pouvoir l'accompagner : j'étais paralysée devant cette enveloppe vidée de mon père, quand elle s'accrochait à sa peau brûlante, et à la mécanique précieuse qui lui donnait l'air de respirer encore. Je me suis tue.
Une aide-soignante est entrée, nous a tendu deux sacs : les vêtements préparés en hâte la veille, et ceux que tu portais en arrivant. Ton fameux pantalon disparu. J'ai fermé les yeux, je t'ai entendu rire. 
L'hôpital a appelé à 3h20. Nous venions juste de rentrer, allongées dans le noir aucune de nous ne dormait. "Nous avons fait tout notre possible mais rien ne fonctionne. C'est une question de minutes, souhaitez-vous revenir ?" Non a répondu ma sœur. "Voulez-vous que je vous rappelle quand..." Oui a-t-elle dit, et elle a raccroché. Les minutes se sont écoulées au rythme des battements de mon coeur. Le téléphone est resté muet.
Le lendemain matin, lorsque nous avons enfin réussi à joindre le service, quelqu'un de très pressé nous a froidement lancé : "Ah on devait vous rappeler ? eh bien on n'avait pas que ça à faire on était très occupé... oui, votre père est décédé !" avant de raccrocher tout aussi brutalement.

Ce soir, ça fait deux ans tout juste. Tu es parti si vite... J'aurais voulu prendre ce covoiturage quand ta femme m'a appelée le jeudi ; j'aurais voulu te tenir plus longtemps dans mes bras, te faire rire, te faire danser, et dire merde à ce putain d'anévrisme à la con !! J'aurais voulu tant de choses...
Tu me disais souvent : "Ça te fait rire ?! Tu ris, tu ris toujours toi !!" Oui papa, avec toi je riais. Tu n'es plus là pour le voir mais j'essaie de continuer. Des fois c'est compliqué, je m'accroche ! Affronter ta mort m'a permis de me découvrir une force, une puissance insoupçonnée jusque-là. Oh, elle tient en quelques mots, juste une phrase... Je n'ai pas peur.