dimanche 7 mars 2021

Nous y sommes

 


Il y a un an, je scrutais les infos matin, midi et soir, dans l'attente d'une annonce présidentielle qui annulerait mon voyage à Paris et à Poitiers. Rien. Je suis montée dans le bus de nuit, j'ai passé quelques jours chez ma mère. Les nuages s'accumulaient, fonçaient mais l'orage n'éclatait toujours pas. J'ai pris le train, j'ai assisté à la convention et au repas qui l'a suivi, et l'annonce de la fermeture des écoles a tonné juste avant les pétards du feu d'artifice. Au téléphone, mon petit-fils, ravi, dansait sous la pluie. Puis j'ai repris un train, un autre bus, et je suis rentrée, juste à temps pour m'enfermer deux longs mois. C'était l'année dernière.

Quelques conseils de défense, restrictions, couvre-feu et autres attestations plus tard, juste après la Saint-Valentin je suis revenue à Paris : après avoir reporté 3 fois, j'ai réussi à coincer quelques heures entre mercredi et samedi. Ma mère a 84 ans, son mari 91. Masques de rigueur, fenêtres ouvertes, baisers mimés (bon, je l'avoue, ça j'ai apprécié..) et hop, me voilà déjà repartie. 

Lundi 22. "Le docteur nous a trouvés en forme pour notre âge, on a fait la prise de sang en revenant, on attend les résultats." Et ma sœur de son côté :"Ça leur fait du bien quand tu viens, ils sont remontés à bloc après !" Ok, moi j'ai apprécié cet entracte dans un quotidien restreint de toutes parts.

Jeudi 25. "J'ai dû prendre froid hier soir devant Top Chef, j'ai le nez qui coule comme une fontaine et je suis cre-vée !" Comme tous les jours depuis un an, ma mère a quelque chose qui ne va pas. Et comme chaque fois, "c'est le Covid !" Elle a eu tous les symptômes, et même les non-symptômes : elle a toussé, a eu de la fièvre, du mal à respirer, des démangeaisons, elle a perdu le goût, l'appétit, l'énergie, elle a eu les articulations qui gonflent et des douleurs insupportables, et sans arrêt, comme un refrain infernal, "je suis fatiguée...." J'ai du mal à entendre cette expression dans sa bouche, et sans doute en joue-t-elle : c'est l'une des dernières phrases de mon père, cinq jours après il était mort. Alors comme tous les jours, je relativise, je minimise, je zappe sur un autre sujet.

Samedi, dimanche, lundi, le ton de voix est plus léger, les plaintes toujours présentes, mais vite écartées. 

Mardi 2, elle râle parce que "il marche de moins en moins, c'est vraiment pénible ! On est allé à ND-de-Lorette pour acheter la viande il se traînait derrière, ça m'agace !!" Se rend-elle compte qu'elle inflige une sortie de 4 km, sûrement au pas de course, à un homme de 91 ans qui d'ordinaire descend prendre son journal, son pain et son courrier ? Oui. Et ? 

Mercredi 3. Très logiquement, elle passe la journée "sans pouvoir lever le petit doigt... Je n'ai même pas pu enlever ma chemise de nuit ce matin, c'est grave quand même... Je suis fatiguée..." Je me demande pourquoi je continue à supporter ça. Pourquoi je ne l'envoie pas balader, une fois pour toutes ? Pourquoi je n'explose pas en plein vol, mais non ce n'est pas grave arrête je n'en peux plus de t'entendre te plaindre pour rien ! 

Jeudi 4. Anniversaire de ma petite sœur, j'avais prévu de l'appeler à midi et voilà qu'elle me devance, il est à peine 10h... "Tu es au courant que Maman tousse depuis mercredi ? Elle n'est pas bien là, *** prend sa journée, elle les emmène faire un test tous les deux." J'ai beau tenter de la calmer, de dire qu'elle a le Covid tous les quatre matins si on l'écoute, rien à faire, mes deux sœurs ont enclenché le mode Action et foncent droit devant.

12h20, 12h23,  je manque leurs deux appels. Sur le répondeur, dix minutes plus tard : "Rappelle-moi quand tu as mon message." dit ma sœur. " On est positif tous les deux." dit ma mère. La première ne décroche pas, la deuxième répond avec ce ton geignard insupportable qui me donne juste envie de raccrocher... Oui, on a fait des tests rapides à la pharmacie, on doit faire des PCR demain, pour les variants, oui ta sœur est là, elle nous a accompagnés, oui elle va rester, elle va prendre sa semaine...On est bien fatigué....

C'est la colère qui m'envahit. Pendant un an, caillou après caillou, ma mère a tracé son chemin jusqu'à ce test positif. Elle a tout fait pour attraper le Covid : pendant le confinement elle descendait faire les courses tous les jours, plusieurs fois par jour parfois ; elle allait s'asseoir sur les bancs au square, râlant de ne pas être contrôlée ; elle enchaînait les bus, se levant avant l'arrêt pour s'agripper à pleines mains aux barres. Puis elle a évidemment refusé de porter le masque, lorsqu'il est devenu obligatoire. Avant de le mettre ostensiblement sous le nez... Je ne peux pas respirer... Je ne compte pas les rendez-vous médicaux qu'elle s'est mise à collectionner : le rhumato, l'ophtalmo, le dentiste, le cardiologue. Lorsque je suis venue les voir, en juillet, en septembre, j'ai dû repousser ses tentatives d'embrassades et de câlins (depuis quand ma mère - on parle de ma mère !? - m'embrasse et me câline ??) A l'automne, elle a tout à coup décidé de partir à Dax faire sa cure, annulée en mai : en  deux jours elle avait réservé l'hôtel, le train, les soins, et le 22 octobre les voilà partis au petit matin. Six jours après, à l'annonce du deuxième confinement, j'ai voulu aller les chercher en voiture, les ramener à Paris, loin de la cohue des gares prises d'assaut. Non, elle s'y est précipitée pour changer ses billets, payant un supplément hallucinant pour partir le jeudi même, dans un train bondé, arrivant à minuit, et forcément... se plaignant de l'aventure et de la fatigue tous les jours suivants ! Pour finir, elle a passé six semaines à hurler haut et fort qu'elle ne voulait pas de ce fichu vaccin, avant de le réclamer dès que les premiers vaccinés se sont plaints des effets secondaires.

Alors voilà, nous y sommes : elle l'a enfin, son test positif. Et je navigue entre la rage qu'elle inflige un tel stress, une telle souffrance à mes sœurs, et la frustration de ne pas pouvoir lui hurler Bien fait pour toi t'as qu'à en crever !  

Mais ça n'arrivera pas. Je ne hurlerai pas. Quant à souhaiter qu'elle crève....




dimanche 31 janvier 2021

Savoir à la fin

 


C'était son anniversaire hier. Au téléphone, il m'a demandé si ça ne me faisait pas bizarre, qu'il ait déjà 33 ans.

J'ai répondu que le plus bizarre, c'était que je me souvienne si parfaitement de mes 33 ans... et déjà c'est son tour. Je n'ai pas le souvenir d'avoir vieilli.

Plus tard dans la conversation, quand je lui ai demandé à quel âge il commencerait à se sentir vieux, il m'a dit :"25 ans...." Et je me souviens que cette année-là, c'est vrai, a été un virage définitif pour lui. Il a jeté les bases de ce qu'est devenue sa vie, et sans dévier il a suivi son idée, jusqu'à aujourd'hui.

Je suis fière de lui. En réalité, le mot qui décrirait ce que je ressens n'existe pas, alors celui-là est le plus proche. Notre histoire est compliquée, à l'image de ces baraques de bric et de broc qui s'entassent et se soutiennent. Je l'aime.

C'est un jeune homme qui se sent vieux. Chacun de mes matins est comme le début de tant de possibles. Il me voudrait solidement enracinée dans le sol, j'aime que ses branches dansent au vent. 

Mon fils a 33 ans.


mercredi 20 mai 2020

Ma Table du Conseil


Imaginons : ce soir, autour de la table, je reçois des gens très importants.
Pas de Président ni d'Empereur, pas de Roi, aucun milliardaire, ni Dieu ni Maître Suprême.
Juste des gens bien ordinaires sans doute, mais qui m'ont inspirée, portée, sauvée, chacun à leur façon.

Ce soir, à ma table, je vais les convoquer, un à un, et nous allons parler. Ils me montreront comment avancer, encore, sur ce chemin parfois difficile. Ils me diront les obstacles, ils écarteront mes doutes, et je les suivrai, confiante, ce soir, et tous les soirs.

Alors venez, entrez, asseyez-vous... Je suis si heureuse de vous retrouver ! Savez-vous pourquoi je vous ai invités ?

GILLES, il me faut comprendre mes faiblesses pour les transformer, je veux partir de zéro comme toi, et assurer mon avenir financier et celui de mes enfants

ORYANE, j'aime la passion que tu mets dans tes projets, ton investissement, ta créativité devant les murs qui se dressent sur ta route

ISABELLE, j'admire ton courage et ta force de travail, je veux moi aussi remplir mes heures sans les compter, avec la satisfaction du travail bien fait

MARTIN, donne-moi ton obstination têtue et ta foi inébranlable, même quand tout et tout le monde te crie de faire marche arrière

ANNA, BERNARD, DIDIER, dites-moi encore toute la rigueur de votre travail, votre assiduité à écrire, et votre confiance d'être publiés

GÉRARD, apprends-moi à rester passionnée malgré les années, à pétiller et à trouver encore de l'intérêt à ce que je fais

JACQUES, FRANÇOISE, CORINNE, je voudrais avoir votre niveau de connaissances, et votre manière de les donner en partage, avec humanité et bienveillance

Ce soir vous voici tous réunis à ma table, et cependant c'est vous qui m'offrez un véritable festin ! Merci, mille mercis de guider mes pas, merci de vous être un jour assis avec moi.

mardi 12 mai 2020

Le subterfuge


J'ai longtemps souffert de ce qu'on appelle le syndrome de l'imposteur.
Incapable de me croire capable.

De peur d'être démasquée, je sabotais mon boulot, juste pour que les critiques soient justifiées quand elles tomberaient. Ne pas finir ce que je commençais, ne pas commencer de manière à finir à temps, ou correctement. Savoir précisément ce qui était attendu... et ne pas le fournir.


Procrastination... Fainéantise... Lenteur... Mollesse...
A bien y réfléchir, j'ai encaissé des jugements bien pires que celui que je croyais mériter.
Mais chaque flèche renforçait mon sentiment de ne pas valoir grand chose en réalité, et c'était bien.

Dernièrement, un souvenir m'est revenu. Lorsque mon ado de fiston jouait à Need for Speed, un jeu de courses automobiles, il avait l'habitude de doubler tous ses adversaires à la dernière minute ou presque. Il exultait, se vantait d'être le seul à connaître "le subterfuge"... J'ai mis plusieurs mois à comprendre qu'il parlait en réalité d'un raccourci. Comment les deux mots se sont-ils télescopés ? Mystère.

Je n'aurais pas pu trouver meilleure illustration pourtant. Moi aussi, j'étais la seule à utiliser ce raccourci, ce subterfuge machiavélique, qui conduisait au plus vite à ma chute du piédestal. J'accélérais la découverte de mon incompétence, de peur d'être récompensée.

Aujourd'hui, j'ai changé de lunettes. Ce monde me mérite, et j'y ai ma place.
Je ne suis pas parfaite, oh loin de là : certaines blessures cicatrisent mal, et j'en souffre encore, je le sais. Et alors ? Est-ce que je dois dégonfler tous les pneus de ma voiture parce que j'ai roulé sur un clou ?


dimanche 3 mai 2020

Recommencer


J'ai entamé en 2008, sans le savoir, un cycle de 12 ans qui s'achève maintenant.

Je suis passée par des épreuves plus ou moins compliquées. 
J'avais parfois l'impression de me perdre. Je ne comprenais pas.
Et petit à petit, le rideau s'est levé, illuminant la pièce.
Aujourd'hui je vois devant moi, et j'en suis si reconnaissante ! Envers qui, envers quoi ? Je ne sais pas, et je m'en moque.
Seul compte cette sensation de gratitude, cette envie de dire "Merci !"

Merci pour ces rires, ces éclats de bonheur.
Merci pour ces joies, grandes et petites, qui illuminent mes pas.
Merci pour mes réussites, et aussi pour mes échecs, parce qu'ils m'ont permis de recommencer.
Merci pour ces rencontres, pour ces adieux, merci pour les passants fugaces, et pour ceux qui sont restés un peu.
Merci pour ces heures que j'ai la chance de vivre, que j'apprécie, que je savoure encore.

2020 ne se déroule pas très bien pour beaucoup d'êtres humains sur Terre. Je n'ai pas à me plaindre. Au contraire, cette année est pour moi le début d'une autre aventure, et penser à tout ce qui m'attend me donne un peu le vertige.
Je ne bois pas d'alcool, je ne prends pas de drogue, je n'ai adhéré à aucune secte. Je ne suis pas devenue une illuminée qui va tenter de vous convaincre. 
J'ai simplement le sentiment d'être arrivée. Et c'est énorme !

mardi 28 avril 2020

Je n'ai pas peur


Cette nuit-là, dans le couloir immense du service de réanimation où ils t'avaient transféré, j'attendais qu'on me donne de tes nouvelles. Mais au fond de moi je savais.

J'avais passé l'après-midi dans cette voiture où les passagers, co-voitureurs comme moi, et le conducteur alternaient les messages de compassion et les récits terrifiants à base de "Moi mon grand-père..." et "Moi, le père de ma belle-mère..."
J'avais écouté ma mère se plaindre au téléphone qu'on accordait trop d'attention à son ex-mari, notre père, cette serpillière, cet idiot, qui lui avait gâché sa vie.
J'ai rejoint ma sœur sur cette aire d'autoroute, un peu avant Bordeaux. Elle fumait, elle avait bu un café en m'attendant. Elle m'a répété sa journée, tous ses coups de fil, et surtout le dernier, celui de la chef du service où tu attendais depuis le matin. Opération inévitable, mais... 
Elle n'a pas pleuré, et moi non plus. Les larmes attirent le chagrin.Nous avons fait le trajet jusqu'à l'hôpital, dans les embouteillages de 18h, et c'était comme traverser un océan instable, perchées tout au bout à l'avant et cramponnées au bastingage, les dents serrées, le cœur cadenassé.
Se garer, trouver l'entrée des urgences, se présenter, attendre dans cette toute petite salle tout au bout du couloir... Tu étais là, tout près, je te sentais presque respirer et moi j'étouffais. L'anesthésiste est arrivée, je crois qu'elle était anesthésiste : je n'ai retenu que ses mots, glaçants, tranchants. Elle découpait ta vie en un puzzle incompréhensible, je refusais de te voir dans ce miroir brisé, dans ces mots qui me blessaient  "opération risquée... cœur fragile... supporter l'anesthésie... des antécédents... ne pas se réveiller... " 
Et puis, dans ce vacarme sans fin, ce silence, immense, ce non-sens : "Je voudrais être bien sûre que vous comprenez, c'est peut-être, c'est sans doute, la dernière fois que vous le verrez." Comment, pourquoi nous avons tenu bon en entendant ça ? Deux ans après je ne sais toujours pas. Elle est partie,  ma sœur a eu le temps de fumer plusieurs cigarettes, elle a appelé son mari et nous avons appelé "les grands", les 2 aînés. Pour qu'ils soient là eux aussi un peu avec nous.
Enfin, les grandes portes se sont entr'ouvertes, la salle de pré-op était gigantesque, un hangar, une dizaine de brancards garés là dans tous les sens, une armée impressionnante de gens en blouse, surchaussure et calotte, j'ai pensé affolée : "Mais nous on n'est pas protégé, on va faire rentrer plein de microbes !!" et déjà le courant d'air nous avait emportées près de toi.
Sans réfléchir nous nous sommes retrouvées de chaque côté, c'était bon d'être tous les trois, de t'enlacer, de t'enfermer entre nos bras et nos corps penchés sur toi. Oh, tu semblais si fragile sous ton pauvre drap, papa ! Tes cheveux, tes yeux, ta bouche sans dentier : chaque détail est gravé au plus profond de ma mémoire. Tu n'étais qu'un enfant apeuré, perdu dans une aventure trop grande pour lui. 
Qu'est-ce que nous t'avons dit ? Je ne sais plus vraiment, seulement que nous voulions te ramener à Saint-André, et tu as dit "Mais je suis tout nu !" et nous avons ri de bon coeur, sans retenue : dans cette salle bruyante et froide, c'était un peu de soleil couchant qui flamboyait. Oui, je me souviens de ton rire, le dernier, et de ton soupir, "Vous êtes folles mes filles ! Vous êtes folles..." Dans tes yeux bleus à ce moment précis, j'ai revu mon enfance auprès de toi, et ce grain de folie que toi seul savais faire pétiller.
Pascale a appelé ta femme, tu l'avais quittée la veille pour de simples examens... Tu lui as dit : "N'aie pas peur..." mais quand tu as raccroché tu pleurais. Alors j'ai pensé que c'est çui qui dit qui est, j'ai essuyé tes larmes en t'embrassant, encore, j'ai serré ta main aussi fort que j'ai pu. Quelqu'un est venu nous dire que tu devais y aller maintenant. Nous nous sommes quittés en te promettant de retrouver ton pantalon, pour te ramener chez toi, et tes yeux ne nous ont pas lâchées, jusqu'à ce que le battant de la porte se referme sur ton brancard.
A partir de là le temps s'est étiré en un long ruban sans fin, dentelle délicate où j'avançais sans peser, priant je ne sais qui ou quoi, observant sans le déchiffrer ce monde qui continuait de tourner sans toi. Tu étais parti et je ne savais pas quoi faire de moi. Plus tard, je réaliserai à quel point tout ça me terrifiait : j'étais revenue au bord de ce précipice familier, et ta chute entraînait la terre sous mes pieds.
Les heures se sont enchaînées. J'ai suivi ma sœur, qui a beaucoup téléphoné, beaucoup fumé, un peu parlé. Nous avons échoué dans un Macdo sans réel appétit, sans doute rassurées par les odeurs - doudou olfactif qui permet de ne pas réfléchir... Et nous sommes revenues à 23h à l'hôpital. Personne ne savait où tu étais. Salle d'opération ? Salle de réveil ? Dans un service quelconque ? On a fini par te pister en réanimation. Trois longues heures d'attente, sans plus d'infos que "Oui il est sorti de la salle d'opération." 
Vers 2h du matin, la même anesthésiste que la veille et un infirmier nous ont fait asseoir dans une petite pièce, cachée à l'intérieur d'une salle d'attente. Je me souviens du petit panneau sur la porte, "Réservé aux familles"... Quelles familles ? Quel panneau bizarre ! Je me souviens de la fontaine dans l'angle, je me souviens des 5 chaises posées en rond. Je me souviens avoir pris la main de ma sœur, parce que je savais déjà ce qu'on allait entendre. Et je me souviens exactement des mots qu'elle a prononcés. Problème dès l'anesthésie. Pas supporté. Pas opéré. Il s'en va. Il file, nous n'arrivons pas à le rattraper.
Et puis elle nous a fixées, l'une après l'autre. Elle a dû comprendre que j'avais compris. Elle s'est concentrée sur ma sœur, s'est penchée vers elle et lui a dit doucement : "Le pronostic vital est très, très, très, très engagé..." et chacun de ses Très étaient un clou qu'elle enfonçait toujours plus profondément.
Nous t'avons revu peu après. Ton visage était crispé et boursouflé, tes yeux fermés, tes cheveux collés sur ton front trempé. Ta bouche déformée par le respirateur grimaçait. Stupéfaite, j'ai à peine réussi à balbutier qu'enfin, tu allais retrouver ta chère maman, que j'en étais heureuse pour toi. Je ne pouvais pas t'embrasser, ce n'était pas toi. Mais j'ai entendu ma sœur te hurler : "Mais qu'est-ce que t'as foutu ? Tu vas te battre tu m'entends ? Tu vas les laisser te rattraper et tu vas te battre putain !!" C'est à ce moment-là que nos chagrins et nos peurs se sont séparés. Je l'ai regardée suivre son propre chemin et s'enfoncer dans la forêt sombre du deuil, sans pouvoir l'accompagner : j'étais paralysée devant cette enveloppe vidée de mon père, quand elle s'accrochait à sa peau brûlante, et à la mécanique précieuse qui lui donnait l'air de respirer encore. Je me suis tue.
Une aide-soignante est entrée, nous a tendu deux sacs : les vêtements préparés en hâte la veille, et ceux que tu portais en arrivant. Ton fameux pantalon disparu. J'ai fermé les yeux, je t'ai entendu rire. 
L'hôpital a appelé à 3h20. Nous venions juste de rentrer, allongées dans le noir aucune de nous ne dormait. "Nous avons fait tout notre possible mais rien ne fonctionne. C'est une question de minutes, souhaitez-vous revenir ?" Non a répondu ma sœur. "Voulez-vous que je vous rappelle quand..." Oui a-t-elle dit, et elle a raccroché. Les minutes se sont écoulées au rythme des battements de mon coeur. Le téléphone est resté muet.
Le lendemain matin, lorsque nous avons enfin réussi à joindre le service, quelqu'un de très pressé nous a froidement lancé : "Ah on devait vous rappeler ? eh bien on n'avait pas que ça à faire on était très occupé... oui, votre père est décédé !" avant de raccrocher tout aussi brutalement.

Ce soir, ça fait deux ans tout juste. Tu es parti si vite... J'aurais voulu prendre ce covoiturage quand ta femme m'a appelée le jeudi ; j'aurais voulu te tenir plus longtemps dans mes bras, te faire rire, te faire danser, et dire merde à ce putain d'anévrisme à la con !! J'aurais voulu tant de choses...
Tu me disais souvent : "Ça te fait rire ?! Tu ris, tu ris toujours toi !!" Oui papa, avec toi je riais. Tu n'es plus là pour le voir mais j'essaie de continuer. Des fois c'est compliqué, je m'accroche ! Affronter ta mort m'a permis de me découvrir une force, une puissance insoupçonnée jusque-là. Oh, elle tient en quelques mots, juste une phrase... Je n'ai pas peur.

lundi 7 mai 2018

Le ventre noué


C'est un appel lundi soir, un échange de banalités, et puis : "Ah ma fille, je me sens bien fatigué tu sais..."

C'est un appel jeudi matin, au creux de ma journée compliquée : "L'ambulance vient d'emporter votre papa  à la clinique, il avait trop mal..."

C'est un appel jeudi soir, sans doute au ton trop léger : "Ce n'est rien, on attend les examens demain..."

C'est un appel vendredi midi, qui ne m'a pas étonnée : "Ta valise est prête ? Ils vont l'opérer..."

C'est un appel dans la nuit de samedi, au plus noir de l'obscurité : "C'est une question de minutes..."

C'est un appel qui n'est pas arrivé, et les griffes de l'attente m'ont lacérée sans retour, dans le bruissement de chaîne de tous ces "Allô ?", jusqu'au dernier.

"Votre père est décédé."