Il y a un an, je scrutais les infos matin, midi et soir, dans l'attente d'une annonce présidentielle qui annulerait mon voyage à Paris et à Poitiers. Rien. Je suis montée dans le bus de nuit, j'ai passé quelques jours chez ma mère. Les nuages s'accumulaient, fonçaient mais l'orage n'éclatait toujours pas. J'ai pris le train, j'ai assisté à la convention et au repas qui l'a suivi, et l'annonce de la fermeture des écoles a tonné juste avant les pétards du feu d'artifice. Au téléphone, mon petit-fils, ravi, dansait sous la pluie. Puis j'ai repris un train, un autre bus, et je suis rentrée, juste à temps pour m'enfermer deux longs mois. C'était l'année dernière.
Quelques conseils de défense, restrictions, couvre-feu et autres attestations plus tard, juste après la Saint-Valentin je suis revenue à Paris : après avoir reporté 3 fois, j'ai réussi à coincer quelques heures entre mercredi et samedi. Ma mère a 84 ans, son mari 91. Masques de rigueur, fenêtres ouvertes, baisers mimés (bon, je l'avoue, ça j'ai apprécié..) et hop, me voilà déjà repartie.
Lundi 22. "Le docteur nous a trouvés en forme pour notre âge, on a fait la prise de sang en revenant, on attend les résultats." Et ma sœur de son côté :"Ça leur fait du bien quand tu viens, ils sont remontés à bloc après !" Ok, moi j'ai apprécié cet entracte dans un quotidien restreint de toutes parts.
Jeudi 25. "J'ai dû prendre froid hier soir devant Top Chef, j'ai le nez qui coule comme une fontaine et je suis cre-vée !" Comme tous les jours depuis un an, ma mère a quelque chose qui ne va pas. Et comme chaque fois, "c'est le Covid !" Elle a eu tous les symptômes, et même les non-symptômes : elle a toussé, a eu de la fièvre, du mal à respirer, des démangeaisons, elle a perdu le goût, l'appétit, l'énergie, elle a eu les articulations qui gonflent et des douleurs insupportables, et sans arrêt, comme un refrain infernal, "je suis fatiguée...." J'ai du mal à entendre cette expression dans sa bouche, et sans doute en joue-t-elle : c'est l'une des dernières phrases de mon père, cinq jours après il était mort. Alors comme tous les jours, je relativise, je minimise, je zappe sur un autre sujet.
Samedi, dimanche, lundi, le ton de voix est plus léger, les plaintes toujours présentes, mais vite écartées.
Mardi 2, elle râle parce que "il marche de moins en moins, c'est vraiment pénible ! On est allé à ND-de-Lorette pour acheter la viande il se traînait derrière, ça m'agace !!" Se rend-elle compte qu'elle inflige une sortie de 4 km, sûrement au pas de course, à un homme de 91 ans qui d'ordinaire descend prendre son journal, son pain et son courrier ? Oui. Et ?
Mercredi 3. Très logiquement, elle passe la journée "sans pouvoir lever le petit doigt... Je n'ai même pas pu enlever ma chemise de nuit ce matin, c'est grave quand même... Je suis fatiguée..." Je me demande pourquoi je continue à supporter ça. Pourquoi je ne l'envoie pas balader, une fois pour toutes ? Pourquoi je n'explose pas en plein vol, mais non ce n'est pas grave arrête je n'en peux plus de t'entendre te plaindre pour rien !
Jeudi 4. Anniversaire de ma petite sœur, j'avais prévu de l'appeler à midi et voilà qu'elle me devance, il est à peine 10h... "Tu es au courant que Maman tousse depuis mercredi ? Elle n'est pas bien là, *** prend sa journée, elle les emmène faire un test tous les deux." J'ai beau tenter de la calmer, de dire qu'elle a le Covid tous les quatre matins si on l'écoute, rien à faire, mes deux sœurs ont enclenché le mode Action et foncent droit devant.
12h20, 12h23, je manque leurs deux appels. Sur le répondeur, dix minutes plus tard : "Rappelle-moi quand tu as mon message." dit ma sœur. " On est positif tous les deux." dit ma mère. La première ne décroche pas, la deuxième répond avec ce ton geignard insupportable qui me donne juste envie de raccrocher... Oui, on a fait des tests rapides à la pharmacie, on doit faire des PCR demain, pour les variants, oui ta sœur est là, elle nous a accompagnés, oui elle va rester, elle va prendre sa semaine...On est bien fatigué....
C'est la colère qui m'envahit. Pendant un an, caillou après caillou, ma mère a tracé son chemin jusqu'à ce test positif. Elle a tout fait pour attraper le Covid : pendant le confinement elle descendait faire les courses tous les jours, plusieurs fois par jour parfois ; elle allait s'asseoir sur les bancs au square, râlant de ne pas être contrôlée ; elle enchaînait les bus, se levant avant l'arrêt pour s'agripper à pleines mains aux barres. Puis elle a évidemment refusé de porter le masque, lorsqu'il est devenu obligatoire. Avant de le mettre ostensiblement sous le nez... Je ne peux pas respirer... Je ne compte pas les rendez-vous médicaux qu'elle s'est mise à collectionner : le rhumato, l'ophtalmo, le dentiste, le cardiologue. Lorsque je suis venue les voir, en juillet, en septembre, j'ai dû repousser ses tentatives d'embrassades et de câlins (depuis quand ma mère - on parle de ma mère !? - m'embrasse et me câline ??) A l'automne, elle a tout à coup décidé de partir à Dax faire sa cure, annulée en mai : en deux jours elle avait réservé l'hôtel, le train, les soins, et le 22 octobre les voilà partis au petit matin. Six jours après, à l'annonce du deuxième confinement, j'ai voulu aller les chercher en voiture, les ramener à Paris, loin de la cohue des gares prises d'assaut. Non, elle s'y est précipitée pour changer ses billets, payant un supplément hallucinant pour partir le jeudi même, dans un train bondé, arrivant à minuit, et forcément... se plaignant de l'aventure et de la fatigue tous les jours suivants ! Pour finir, elle a passé six semaines à hurler haut et fort qu'elle ne voulait pas de ce fichu vaccin, avant de le réclamer dès que les premiers vaccinés se sont plaints des effets secondaires.
Alors voilà, nous y sommes : elle l'a enfin, son test positif. Et je navigue entre la rage qu'elle inflige un tel stress, une telle souffrance à mes sœurs, et la frustration de ne pas pouvoir lui hurler Bien fait pour toi t'as qu'à en crever !
Mais ça n'arrivera pas. Je ne hurlerai pas. Quant à souhaiter qu'elle crève....